14
On naît sahib, on ne le devient pas. Le code qui régit notre classe est clair : une honnêteté intransigeante, un courage résolu, le respect envers les femmes et autres êtres sans défense, et ce sens subtil de l’honneur que seules les races anglo-saxonnes peuvent pleinement comprendre.
— Non, Emerson ! criai-je, car j’avais vu ce corps magnifique se raidir, et je savais que cela annonçait une attaque imminente. Essayez de lui faire entendre raison !
Emerson dit quelque chose que je n’entendis pas – sans aucun doute, c’était un juron –, mais il obéit au geste de Jack et recula tandis que celui-ci s’avançait vers lui. Finalement, Jack s’arrêta.
— Cela ira comme ça. Nous sommes assez près pour ne pas être obligés de crier. Ma gorge est sèche. J’ai terminé mon eau il y a un bon moment.
Sa voix était rauque du fait de la soif, mais il semblait avoir toute sa tête. Je repris courage et dis :
— J’ai un bidon d’eau, Jack. Si vous me laissez…
— Non, je vous remercie, m’dame. Seulement quand j’aurai réglé mon différend avec Ramsès.
— Ramsès ? répétai-je. Jack, vous n’êtes pas raisonnable. Nous sommes au courant pour le trésor, et votre comportement illogique en ce moment prouve le bien-fondé de notre théorie quant à l’endroit où il se trouve nécessairement. Garder l’entrée de la pyramide est vain à présent. Vous ne pouvez pas nous tuer tous.
— Veuillez vous abstenir de lui donner des idées, Peabody, siffla Emerson.
Jack se rembrunit.
— J’ignore de quoi vous parlez, Mrs Emerson. Ne vous approchez pas… vous non plus, Nefret. C’est Ramsès que je veux. Je n’ai pas l’intention de faire de mal à qui que ce soit d’autre.
— Nous ne resterons pas là les bras ballants pendant que vous l’abattrez, Jack, commença Nefret. Je vous en prie…
— L’abattre ? (Sa voix se brisa.) Vous croyez que je tirerais sur un homme qui n’est pas armé ? Je veux un combat loyal !
Je commençais à entrevoir la vérité, mais elle était si horrible que mon cerveau refusait de l’admettre. Emerson fut le premier à réagir à la déclaration de Jack.
— Si vous n’avez pas l’intention de tirer sur quelqu’un, pourquoi pointez-vous cette carabine sur moi ? Posez-la par terre et nous parlerons.
— Si vous me promettez de ne pas intervenir. Ce doit être un combat équitable. Que personne ne me saute immédiatement dessus.
— Un instant, Père, intervint Ramsès, tandis qu’Emerson lançait des postillons de rage et s’efforçait d’articuler une réponse. Qu’avez-vous en vue exactement, Reynolds ? Si vous me provoquez, j’ai le choix des armes.
— Au diable les armes ! grogna Jack. Les poings me conviennent parfaitement.
— À moi aussi, répondit Ramsès calmement.
— Jack, non ! s’écria Geoffrey. Vous ne pouvez pas gagner. Il ne se bat pas en gentleman !
— Restez en dehors de ceci, Geoff. (Jack essuya son visage en sueur sur sa manche.) Il a assassiné Maude et veut en rejeter la responsabilité sur moi, et je vais le tuer si je le peux. Mais je le ferai à mains nues, dans un combat loyal. S’il me tue, ma foi, quelles sont mes raisons de vivre maintenant ? Maude est morte, vous avez épousé la femme que je désirais, et il a fabriqué suffisamment de preuves contre moi pour m’envoyer à la potence. Mais je ne tue pas un homme de sang-froid.
L’honnêteté – l’honnêteté d’un homme intègre un brin stupide – résonnait dans chaque mot qu’il avait prononcé. S’il avait dit la vérité, et j’étais certaine que c’était le cas, cela signifiait que les preuves qui l’incriminaient avaient été fabriquées, et que ses actes et ses convictions avaient été subtilement manipulés par quelqu’un d’autre. La liste des suspects s’était brusquement réduite à un seul individu.
Et à présent cet individu savait que ses machinations avaient été mises en échec par son incapacité à comprendre les limites jusqu’où on peut pousser un homme d’honneur. Il ne pouvait permettre que cet absurde échange de coups de poing ait lieu. Jack perdrait parce que Ramsès ne se battait pas en gentleman et, soumis à un interrogatoire en règle (particulièrement le genre d’interrogatoire qu’affectionnait Emerson), Jack désignerait du doigt le vrai coupable.
Il devait agir immédiatement, et il le fit. Ses mains étaient dans ses poches. Il sortit vivement le revolver et tira, avec le froid calcul qui l’avait toujours guidé, sur le seul homme qui était armé. La balle toucha à la cuisse le pauvre Jack stupéfait. Il lâcha sa carabine et s’écroula sur le sable en se tordant de douleur. Ramsès s’était élancé. Il s’immobilisa comme le revolver pivotait, non pas vers lui, mais vers moi.
— N’essayez pas de prendre votre petit jouet, tante Amelia, s’écria Geoffrey. Et que personne ne bouge. Je peux tuer au moins trois d’entre vous avant que vous ayez le temps de vous jeter sur moi, et je commencerai par elle.
— Vous devrez commencer par moi, fit Nefret d’une voix claire et ténue. Je vais voir ce que je peux faire pour Jack.
— Comme il vous plaira, répondit son mari d’un ton indifférent. Mais ne touchez pas à la carabine.
— Elle a trop de bon sens pour cela, déclara Ramsès. Vous pourriez tirer, et le feriez, avant qu’elle ait épaulé la carabine. Vous venez de montrer que vous êtes un excellent tireur, et que votre répugnance pour les armes à feu faisait partie de la façade que vous nous présentiez, à nous et au monde. C’était une prestation tout à fait remarquable.
— Venant de vous, c’est un très grand compliment, répliqua Geoffrey. J’ai entendu un grand nombre d’histoires sur votre habileté dans l’art du déguisement. Mais vous aviez déjà tout compris avant ceci, n’est-ce pas ? Est-ce la nuit dernière, pendant que j’étais sorti de la maison pour inciter Jack à prendre la fuite, que vous avez retiré les balles du colt ? Ce n’était pas une mauvaise idée, mais vous m’avez sous-estimé en pensant que je ne vérifierais pas l’arme. J’ai remis des balles prises dans la réserve de Jack quand je suis rentré à la maison ce matin.
Je considérai la situation. Elle n’était guère encourageante. Nefret était agenouillée près de Jack, lequel se trouvait à mi-distance entre nous et l’entrée de la pyramide. Les poings serrés et la mine sévère, Emerson se tenait presque aussi loin, à plus de trois mètres de distance. Lia et David étaient derrière lui. Le seul qui se trouvait suffisamment près pour représenter un danger pour Geoffrey était mon fils, et il n’osait pas bouger en raison de l’arme qui était pointée sur moi. Derrière son masque impassible, je savais qu’il pesait calmement le pour et le contre et essayait de trouver un moyen de faire basculer les chances en notre faveur. Il lança un regard à son père, puis son regard revint se poser sur Geoffrey.
— Je vous ai sous-estimé, reconnut-il.
— Cela ne fait que prouver à quel point la physionomie peut être trompeuse, rétorqua Geoffrey avec ce charmant sourire de petit garçon. J’ai l’air d’un esthète, n’est-ce pas ? Dans ma jeunesse, j’ai essayé de me montrer à la hauteur des critères familiaux, mais j’avais beau pratiquer avec adresse la chasse, le tir et l’équitation, mon père se moquait de mes exploits et de mon visage efféminé. Alors j’ai décidé de vivre ma vie et de tirer parti de ces imperfections. Je m’en sortais très bien jusqu’à votre arrivée. Vous comprenez certainement pourquoi je prendrai un grand plaisir à tuer le plus grand nombre possible d’entre vous avant d’être capturé.
— C’est stupide, dis-je d’un ton désapprobateur. Il vous reste une dernière chance. Si vous ne blessez personne d’autre, les possibilités de vous soustraire à la justice…
— Peabody, vous voulez bien vous abstenir de faire des suggestions ? cria Emerson.
— Emerson, vous voulez bien vous taire ?
Nefret se releva lentement.
— Geoffrey, vous savez que je resterai auprès de vous si vous ne blessez personne d’autre. Pour le meilleur et pour le pire, vous vous rappelez ? Donnez à tante Amelia… Non, donnez à Ramsès votre arme.
Son visage s’adoucit et il la regarda.
Emerson avait attendu un tel moment. Il cria « À terre, Peabody ! » et s’élança.
Plus tard je réalisai le courage héroïque de ce geste. C’était une tentative calculée, désespérée, pour détourner de moi et de mon fils le tir de Geoffrey. Emerson savait que Ramsès aurait risqué une attaque plutôt que de me voir tuée de sang-froid. À cette distance, Geoffrey ne pouvait pas le rater.
Nous réagîmes tous exactement comme mon vaillant époux avait su que nous le ferions. La balle siffla au-dessus de ma tête alors que je me laissais tomber sur les mains et les genoux. J’entendis un grognement de la part d’Emerson, et un cri de la part de Nefret. Je vis Ramsès bondir, faire sauter le revolver de la main de Geoffrey et, simultanément, le frapper très fort au menton.
Geoffrey partit à la renverse. Il se trouvait dangereusement près du bord du puits. Le dernier pas le fit basculer dans le vide. J’eus la vision fugitive d’un visage, bouche grande ouverte en un cri de terreur silencieux, et de deux bras qui s’agitaient éperdument. Au même instant, Ramsès se jeta à plat ventre sur le sol et tendit les mains.
Le temps sembla s’arrêter. Alors que le nuage de sable poudreux se déposait sur la tête de Ramsès et sa chemise trempée de sueur, je vis que ses bras et la moitié de son corps, presque jusqu’à la taille, étaient au-delà du rebord du puits. Ses mains tenaient le poignet droit de Geoffrey. Cette prise était le seul rempart entre l’infâme créature et une mort horrible. La paroi du puits était trop lisse pour lui permettre de trouver un appui pour ses pieds. Apparemment, il avait perdu connaissance. Tout son poids mort pendait mollement et sa tête était baissée.
J’entendis Emerson proférer des jurons, ce qui atténua mes pires craintes. Une autre était presque aussi vive, car il me semblait que Ramsès était bien trop penché dans le vide pour être à même de reculer, encore moins pour hisser Geoffrey. J’empoignai sa ceinture et appelai à l’aide.
L’aide était là. À moitié aveuglée par le sable et bouleversée, je n’avais pas vu que David et Selim accouraient vers moi. Poussant un cri de frayeur, notre jeune raïs saisit Ramsès par les jambes et essaya de le tirer en arrière. David se mit à plat ventre et tendit les mains vers Geoffrey.
— Geoffrey ! Donnez-moi votre autre main ! cria-t-il.
Geoffrey redressa la tête. Il ne s’était pas évanoui. Il était parfaitement conscient. Le salut se trouvait à sa portée. L’homme qu’il avait essayé de tuer le tenait fermement, et la main de l’homme qu’il avait diffamé s’efforçait de l’aider.
Ses lèvres finement dessinées esquissèrent un sourire. Il leva son bras libre, mais au lieu de saisir la main de David, il griffa haineusement avec ses ongles les jointures blanchies de Ramsès et se dégagea d’un mouvement brusque de la prise de celui-ci. Telle la gorge d’un animal monstrueux, le puits sombre l’avala. Son hurlement prit fin sur un horrible craquement.
Je me redressai sur les genoux en frissonnant. Si j’avais été une femme plus ordinaire, je serais sans doute restée dans cette position afin de rendre grâce au Très-Haut, mais je ne perds jamais de temps en prières quand on doit s’occuper d’affaires plus urgentes. Je me dirigeai vers Emerson en hâte. Du sang suintait de son côté, mais il était debout. Nefret essayait de le soutenir. Il la repoussa doucement.
— Une simple égratignure, Peabody. Mais cela m’a jeté à terre, crénom ! Est-ce que Ramsès…
— Sain et sauf, répondit Ramsès.
David et lui nous avaient rejoints. Tous deux étaient blêmes, mais pas autant que Nefret. Elle vacilla, et elle serait tombée aux pieds d’Emerson s’il ne l’avait pas saisie dans ses bras.
— Elle s’est évanouie, dit-il, tandis que la tête de Nefret se posait contre sa poitrine. Cela n’a rien d’étonnant !
Je regardai le lieu de la tragédie et aperçus Selim qui courait vers l’entrée de la pyramide. Je compris ce qu’il avait l’intention de faire, et je le bénis de le faire de sa propre initiative, mais quelqu’un devait bien s’occuper du corps. Jack était toujours évanoui, Ramsès semblait sur le point d’avoir des nausées, la chemise d’Emerson était poissée de sang, et, bref, la situation était suffisamment grave pour mettre à l’épreuve même mes forces. La seule personne à comprendre la nature de cette dernière situation critique fut Lia. Penchée sur Nefret, elle s’écria :
— Tante Amelia ! Elle…
— Oui, Lia, je sais. Daoud, emmenez Nefret à la maison, aussi vite et aussi précautionneusement que possible. Lia, allez avec eux. Trouvez Kadija, elle saura quoi faire. Emerson, retirez votre chemise et laissez-moi vous examiner.
Mais il ne permit à personne de lui prendre sa fille. Le ton pressant de ma voix avait trahi mon inquiétude pour Nefret. Il comprit que quelque chose n’allait pas. Sans perdre de temps à poser des questions, il s’éloigna à grands pas. La vigueur de ses mouvements m’assura que sa blessure n’était pas grave.
— Que voulez-vous que je fasse, tante Amelia ? demanda David.
— Accompagnez-les, s’écria Ramsès avant que je puisse répondre. Dites à Père de prendre Risha.
C’était une suggestion de bon sens. La force et la rapidité du grand étalon étaient les plus grandes, et son train le plus souple. David hésita, tiraillé entre des devoirs contradictoires.
— Dépêchez-vous, sapristi ! s’impatienta Ramsès. J’emmènerai Mère avec moi sur Moonlight.
David s’éloigna en hâte. Il me lança un dernier regard implorant dont je n’avais aucun besoin. Je décrochai la flasque de brandy de ma ceinture.
— Je ne veux pas de brandy, protesta Ramsès.
— Ce n’est pas pour que vous en buviez. Tendez vos mains. Rien n’est plus sale que les ongles d’un être humain, à part ses dents.
— Bon Dieu, Mère !
— J’accepte parfois que l’on jure, mais je ne permets pas le blasphème, dis-je d’un ton sévère. Tendez vos mains.
— Père a été touché, marmonna Ramsès. (Il ne tressaillit pas quand je versai l’alcool sur les égratignures à vif sur le dos de ses mains.) Je croyais qu’il n’y avait eu qu’un seul coup de feu. De quoi souffre Nefret ?
— Rien que l’on ne puisse arranger, répondis-je en espérant que j’avais raison. Laissez-moi dire quelques mots à Selim et à Daoud. Ensuite nous devrons nous dépêcher.
Je ne fus guère surprise quand Selim m’annonça que Geoffrey était mort. J’espère que l’on ne m’accusera pas de manque de pitié si je dis que j’avais souhaité que ce fût le cas. Je lui donnai les instructions nécessaires et allai jeter un coup d’œil à Jack. Nefret avait habilement pansé sa blessure, mais à mon avis il était trop faible pour monter à cheval. Je lui fis boire une petite gorgée de brandy et lui ordonnai de rester là jusqu’à ce que Selim ait trouvé un moyen de transport. Je rejoignis Ramsès et le trouvai à l’endroit exact où je l’avais laissé. Il regardait fixement vers le nord. Pour une fois, il fit ce qu’on lui disait sans discuter. Il m’aida à monter sur Moonlight et prit le cheval de Geoffrey. Nous partîmes au galop.
Quand j’entrai dans le salon, ils attendaient – Emerson, Ramsès et David. J’étais trop fatiguée et bouleversée pour ménager mes termes, et cela n’aurait pas été très gentil de les tenir en haleine.
— Nefret a fait une fausse couche, annonçai-je. C’est terminé. Elle est hors de danger. Lia est auprès d’elle, avec Kadija.
Ramsès s’assit, assez à la manière de la reine Victoria qui ne regardait jamais s’il y avait un fauteuil pour l’accueillir. Heureusement, il se tenait devant le canapé.
— Ne me regardez pas ainsi ! m’exclamai-je. Elle va très bien. Ce genre de chose est… est assez fréquent.
— Mais cela aggrave ma faute, vous ne croyez pas ? fit Ramsès. Non seulement son mari, mais son…
— Ceci est tout à fait malsain et larmoyant ! répliquai-je d’un ton brusque. Ce scélérat était un assassin et vous avez risqué votre vie en essayant de sauver la sienne.
— Est-ce qu’elle le sait ? Mon coup de poing l’a fait tomber dans le puits. Elle n’a pas vu ce qui s’est passé ensuite.
— Elle le sait certainement. Si elle ne le sait pas, je le lui dirai. Quant à… Quant à l’autre, il n’était même pas… Nefret était enceinte de seulement… je dirais quelques semaines, et non plusieurs mois.
Ramsès se leva.
— Excusez-moi. Je serai dans ma chambre si vous avez besoin de moi.
David voulut le suivre. Ramsès se tourna vers son ami, sourcils froncés et un rictus aux lèvres. Jamais il n’avait autant ressemblé à son père.
— Bon sang, fichez-moi la paix !
— Oh, mon Dieu ! m’exclamai-je. Oh, mon Dieu ! David…
— Ne vous inquiétez pas, tante Amelia. Je comprends. Je ne serai pas loin s’il désire me parler.
Il sortit à la suite de Ramsès. Emerson prit ma main.
— Asseyez-vous, très chère. Vous êtes certaine que Nefret est hors de danger ?
— Oh, oui ! répondis-je avec lassitude. Elle est jeune et robuste. Elle sera rétablie dans quelques jours. C’est Ramsès qui m’inquiète. Il semble se reprocher ce qui s’est passé, alors que ce n’est pas nécessaire. Emerson, c’est parfaitement inutile ! Geoffrey était responsable de tout ce qui s’est passé, du commencement jusqu’à la fin. Il faut que j’aille trouver Ramsès, Emerson, et lui dire…
— Non, mon amour. Pas maintenant.
— Venez vous asseoir près de moi, Emerson, je vous en prie. Et vous pourriez peut-être passer votre bras autour de mes épaules, si cela ne vous dérange pas…
— Ma pauvre chérie ! (Il me serra contre lui et me berça doucement comme il aurait bercé un enfant.) Nous surmonterons cela comme nous avons surmonté d’autres difficultés. Ce pourrait être pire, vous savez.
— Ce pourrait être pire, et cela a été souvent le cas, admis-je en reprenant courage à son contact et à sa force. Votre blessure vous fait-elle souffrir, très cher ? Je devrais peut-être l’examiner à nouveau. J’étais très pressée quand…
— Non, répliqua Emerson catégoriquement. J’ai l’impression d’être à moitié une momie.
— Quand je pense au mal que ce misérable a fait, je regrette que sa mort ait été aussi rapide, déclarai-je avec emportement. Il voulait de l’argent, n’est-ce pas ? Aucun crime n’était trop vil si cela lui apportait la fortune – faire le trafic de la drogue, piller une tombe, vendre des contrefaçons… voire épouser Nefret.
Emerson secoua la tête.
— La fortune de Nefret était certainement un attrait, mais ainsi que vous le savez, Peabody, elle est entièrement sous son contrôle. Je pense qu’il l’aimait, dans la mesure où il était capable d’aimer quelqu’un. À sa façon étrange.
— Étrange, en effet. Comment avons-nous pu être aussi obtus, Emerson ? Toutes les preuves qui me faisaient soupçonner Jack incriminaient également Geoffrey, lorsque j’ai compris qu’il avait été l’amant de cette pauvre Maude. Pourquoi cette éventualité ne m’est-elle pas venue à l’esprit plus tôt, je ne saurais le dire.
— Moi non plus.
— Jack n’aurait jamais eu l’imagination nécessaire pour penser à fabriquer des faux afin de dissimuler sa vente illégale d’antiquités, poursuivis-je. Il avait confiance en Geoffrey. Il ne lui serait jamais venu à l’idée que son ami avait séduit sa sœur et se servait d’elle à ses propres fins criminelles. Elle était de la pâte à modeler entre ses doigts, jusqu’à ce qu’elle s’éprenne d’un autre et espère gagner son cœur en trahissant Geoffrey.
— Ma foi, Peabody, cela semble extraordinaire, fit remarquer Emerson de sa voix presque normale. Maude était une pauvre fille sans cervelle, mais aurait-elle été assez stupide pour croire que des aveux de ce genre lui gagneraient l’affection de Ramsès ? Et comment Geoffrey a-t-il appris ses intentions à temps pour l’en empêcher ?
— Elle l’a prévenu, bien sûr, dis-je avec lassitude. Pour une jeune fille sans cervelle et romanesque, cela semblait la chose convenable à faire. Elle n’a jamais réalisé que Geoffrey était dépourvu de pitié. Les femmes peuvent être complètement idiotes quand il s’agit d’un homme.
— Ma chère, je crois que c’est la première fois que je vous entends faire une généralisation aussi brutale à propos de votre propre sexe.
— C’est très gentil à vous de faire des petites plaisanteries pour essayer de me réconforter, Emerson.
Je m’écartai et lissai mes cheveux.
— Ce n’était pas une plaisanterie. (Néanmoins, ses yeux brillaient d’un mélange d’amusement et de tendresse, et il enlaça ma taille.) Qu’y a-t-il, Peabody ? Qu’est-ce qui vous tracasse ? Nous avons surmonté une épreuve délicate, nous sommes plus ou moins indemnes, et le dénouement, bien qu’épouvantable, a été au moins… un dénouement.
— Heureusement, il a été rapide et définitif, convins-je. Même le… l’autre affaire… Si cruel que cela puisse paraître, il faut considérer que ce triste événement est une bénédiction déguisée.
— Considère-t-elle que c’est une bénédiction déguisée ?
— Je ne lui ai pas dit cela, Emerson ! Me prenez-vous pour une personne irréfléchie et maladroite ? Elle pleurait beaucoup. Et oh, Emerson…
Je fus incapable de contenir mes larmes. Emerson marmonna des mots d’affection incohérents, m’attira vers lui et me prit sur ses genoux.
— Nefret ne voulait pas me parler, hoquetai-je en reniflant contre son épaule. Chaque fois qu’elle me regardait, elle se mettait à pleurer de plus belle.
Une semaine plus tard, j’allai chercher à la gare mon cher vieil ami le docteur Willoughby qui arrivait par le train du matin en provenance de Louxor. Mon télégramme disait seulement que nous avions besoin de lui. En homme de bien, il avait quitté ses patients et sa clinique pour venir immédiatement. Durant le trajet en fiacre jusqu’à la maison, je lui appris toute l’histoire et ne lui cachai rien, car je faisais confiance à sa discrétion autant qu’à ses connaissances des affections nerveuses.
— Physiquement, elle s’est complètement rétablie, docteur, et elle s’efforce de manger, de prendre de l’exercice et de faire tout ce que je lui demande. C’est à fendre l’âme – voir les efforts que cela lui coûte pour sourire et faire semblant d’être contente de me voir. Elle ne veut pas me voir, Dr Willoughby ! Elle ne veut voir aucun de nous. La plupart du temps, elle reste allongée, sans bouger ni parler, et quand elle croit que nous ne la regardons pas, elle se met à pleurer de nouveau.
— Ma chère Mrs Emerson, cela n’a rien de surprenant, rétorqua le brave homme d’un ton apaisant. J’ai rarement entendu une histoire aussi tragique. Épouse et veuve en l’espace de quelques semaines seulement – apprendre que le jeune marié qu’elle avait aimé était un monstre d’infamie – le voir mourir d’une façon aussi horrible – et enfin ses espérances de maternité anéanties ! Vous ne pouvez pas espérer un rétablissement émotionnel complet en un temps aussi court. Ne vous excusez pas de m’avoir fait venir. J’aurais été blessé si vous ne l’aviez pas fait.
Je ne lui avais pas confié ce qui me préoccupait le plus. Malgré ses efforts pour le dissimuler, elle nous fuyait, Emerson et moi. Quand elle nous voyait, les larmes lui venaient aux yeux. Quant à Ramsès, elle refusait de le voir, et il n’essayait pas de lui rendre visite. Allons, me disais-je, elle ne pouvait pas être assez injuste pour lui reprocher ce qui s’était passé ! Cependant, c’était la seule interprétation qui me venait à l’esprit, et je n’osais pas lui poser la question de but en blanc dans son état actuel. Lia, de qui j’avais espéré obtenir des informations supplémentaires, était incapable de m’en donner, ou ne le voulait pas. Elle affirmait – et je n’avais aucune raison de douter de sa parole – que Nefret ne lui parlait pas, à elle non plus. J’aurais été également inquiète au sujet de Lia, si je n’avais pas été préoccupée par d’autres questions plus urgentes. Elle errait dans la maison telle une petite ombre d’elle-même et trouvait du réconfort uniquement auprès de son mari. Il me semblait comprendre la cause de son affliction. Est-ce que nous ne ressentions pas tous la même chose ?
Le Dr Willoughby resta chez nous pendant deux jours. À trois reprises, il s’entretint en tête-à-tête avec Nefret, mais il nous fit part de son diagnostic seulement après la dernière visite. Nous l’attendions dans la cour cet après-midi-là. Quand il nous rejoignit, Emerson se leva d’un bond et servit des whiskys-soda pour tout le monde, même à Lia qui n’en buvait jamais. Willoughby prit son verre en le remerciant d’un signe de tête.
— Je vous parlerai franchement, mes amis, dit-il d’un ton solennel. La situation est plus sérieuse que je ne le pensais. Je crois avoir gagné sa confiance, jusqu’à un certain point, mais quelque chose la tourmente, dont elle refuse de parler, même à moi. (Ses yeux gris, bienveillants et fatigués – les yeux d’un homme qui a vu trop de douleur – parcoururent le cercle de nos visages anxieux.) Il faut que vous compreniez une chose. Cela permettra peut-être de vous réconforter. Elle ne rend personne responsable de ce qui s’est passé, excepté elle-même. La cause de son affection présente n’est pas le chagrin, comme je le supposais, mais la culpabilité.
— La culpabilité ! m’écriai-je. À propos de quoi, au nom du ciel ? C’est absurde, Dr Willoughby. Personne ne la blâme. Comment le pourrions-nous ? Je le lui dirai.
Le Dr Willoughby soupira et secoua la tête.
— Si seulement c’était aussi simple ! Je ne suis pas un adepte des nouvelles théories psychologiques, Mrs Emerson, mais des années d’expérience m’ont enseigné que l’on ne peut remédier aux causes d’une maladie mentale avec des arguments rationnels. On ne peut guérir une personne souffrant de mélancolie en faisant valoir qu’elle a de nombreuses raisons d’être heureuse. Vous ne pouvez pas effacer le sentiment de culpabilité de Nefret en lui disant qu’il est sans fondement. Elle doit le surmonter seule.
Ma propre expérience me soufflait qu’il avait raison.
— Mais si nous pouvions découvrir pourquoi elle se sent coupable ? insistai-je.
— C’est une tâche pour un spécialiste, répondit Willoughby. Pas pour moi, ni même pour vous – surtout pour vous, Mrs Emerson, si je puis me permettre. La force de l’amour est puissante, mais elle peut gêner le détachement clinique indispensable pour un diagnostic et la guérison.
— En d’autres termes, fit Emerson d’un ton las, vous nous dites de ne pas nous en mêler.
— Je n’aurais pas présenté la situation en ces termes. (Willoughby sourit.) Reprenez courage, mes amis. Je vous ai d’abord annoncé la mauvaise nouvelle. La bonne nouvelle, c’est que j’ai la certitude qu’elle se rétablira complètement, avec le temps.
— Avez-vous des suggestions pratiques ? s’enquit Emerson.
— À l’origine, j’avais l’intention de vous suggérer de l’amener à Louxor, à ma clinique. À présent, je pense qu’il serait opportun de l’éloigner de tout ce qui lui rappelle la tragédie.
— Y compris nous ? demanda Ramsès.
C’était la première fois qu’il prenait la parole.
— Je ne sais pas, admit Willoughby avec lassitude. Nous pourrions engager une garde-malade pour l’accompagner. Il y a un sanatorium privé en Suisse qui est spécialisé dans des cas semblables.
— J’irai avec elles, déclarai-je d’un ton ferme. À l’insu de Nefret, si vous estimez que c’est préférable.
Willoughby me sourit.
— Je m’attendais à votre réaction. Le plus tôt possible, alors.
Nous prîmes les dispositions nécessaires sans perdre de temps. Avec l’assentiment du docteur, je dis à Nefret ce qui avait été établi.
Plusieurs jours s’étaient écoulés lorsque j’eus le courage d’aller la voir. J’appréhendais cet entretien et pourtant je le désirais ardemment. Le Lecteur avisé comprendra certainement ces émotions contradictoires. Nefret était assise devant la fenêtre. Elle portait l’une de ses jolies robes de chambre. Kadija, qui était auprès d’elle, sortit discrètement de la chambre quand j’entrai. Je compris que c’était cette femme peu loquace mais affectueuse qui l’avait aidée à s’habiller et lui avait brossé les cheveux. Il me sembla que Nefret avait meilleure mine, et elle m’adressa un faible sourire de bienvenue.
— Le Dr Willoughby vous a-t-il dit que nous vous envoyons en Suisse ? m’enquis-je en prenant la chaise à côté de la sienne.
— Oui. Je suis désolée de vous causer autant d’ennuis.
La voix indifférente me porta un coup droit au cœur et anéantit mon habituelle maîtrise de moi. Je pris sa main.
— Vous ne savez donc pas que nous sommes prêts à affronter tous les ennuis pour vous – vous qui nous êtes aussi chère qu’une fille ?
Elle tressaillit comme si je l’avais giflée. Les doigts de la main que je tenais se crispèrent, non pas de rejet, mais pour serrer la mienne encore plus fort.
— Vous ignorez ce que j’ai fait.
— J’ignore ce que vous pensez avoir fait. Cela ne pourrait m’amener à vous aimer moins.
Ses yeux se remplirent de larmes, mais elle les retint.
— J’irai bientôt mieux. Je vous le promets.
— J’en suis sûre. Voulez-vous… me permettrez-vous de venir avec vous en Suisse ?
Elle demeura silencieuse un moment. Puis elle murmura, comme pour elle-même :
— Il faut que je fasse un effort. Je les fais souffrir encore plus.
J’eus le cœur serré – et, oui, je brûlais également de curiosité – mais je savais que je ne devais pas la presser de questions. Aussi attendis-je, et je tins sa main jusqu’à ce qu’elle acquiesce.
— J’aimerais que vous veniez.
— Je vous remercie, dis-je avec chaleur. Et… pour les autres ? Emerson a été tellement inquiet à votre sujet qu’il se montre tout à fait infernal. Je ne crois pas que je pourrai encore supporter ses accès de mauvaise humeur très longtemps.
Cela fit apparaître un autre sourire sur ses lèvres.
— Que Dieu le bénisse ! Il abandonnerait son travail ?
— Il renoncerait à la plus somptueuse tombe en Égypte pour être auprès de vous.
Ses lèvres tremblèrent.
— Si c’est ce qu’il désire…
Je jugeai préférable de ne pas forcer ma chance en lui demandant si Ramsès pouvait également venir. J’allai en hâte annoncer la bonne nouvelle à Emerson et je fus moi-même au bord des larmes quand je vis son visage hagard s’épanouir.
Au cours de la semaine passée, Emerson n’avait absolument rien fait sur le site. Il n’avait même pas commencé à retirer les pierres qui obstruaient le couloir. Dieu sait que nous avions été très occupés, à télégraphier à la famille de Geoffrey, à prendre les dispositions nécessaires pour un enterrement privé et discret, à parler à divers fonctionnaires du gouvernement et à Mr Russell de la police. (Je fis bien comprendre à ce dernier que Ramsès n’avait pas l’intention de devenir policier.) Il fallait consoler et dorloter ce pauvre Jack Reynolds. Il fallait sermonner Karl von Bork et le remettre dans le droit chemin. Les Vandergelt étaient rentrés précipitamment au Caire dès qu’ils avaient appris la tragédie, et Katherine me fut d’une grande assistance pour Jack et Karl. Ce fut elle qui suggéra de donner à Karl la responsabilité de veiller sur Jack, et la réponse de notre ami allemand m’amena à espérer que ce serait leur salut à tous deux.
Je ne parlerai pas de l’enterrement de Geoffrey. J’y assistai parce que j’avais le sentiment que je devais être présente. Le seul autre membre de la famille qui m’accompagna fut Ramsès. Je lui avais dit qu’il n’était pas obligé de venir, mais il le fit néanmoins.
Je ne savais pas quoi faire au sujet de Ramsès. « Fichez-lui la paix », fut le conseil d’Emerson. « Fichez-moi la paix », fut le message tacite que je reçus haut et clair de Ramsès lui-même.
Son esprit rassuré au sujet de Nefret, Emerson annonça son intention d’explorer l’intérieur de la pyramide. En privé, il m’expliqua qu’il faisait cela uniquement dans l’espoir de « remonter le moral à Ramsès ». Je ne mis pas en doute ses motifs – pas à haute voix, du moins.
Lorsque nous partîmes pour Zawaiet ce matin-là, le temps était parfait. L’aube s’étendait sur le ciel à l’est telle une rougeur sur la joue d’une jeune fille. Un léger vent ébouriffait les cheveux de Lia. Nous étions tous présents – excepté Nefret, bien sûr – et une demi-douzaine de nos hommes les plus dignes de confiance nous attendaient quand nous arrivâmes. Il ne subsistait rien pour témoigner de la tragédie qui avait eu lieu. Le sable apporté par le vent avait même recouvert les taches de sang.
Quand Selim s’avança à notre rencontre, l’expression de surexcitation contenue sur son visage candide m’apprit qu’il avait une nouvelle à nous annoncer.
— Alors ? s’enquit mon époux.
— Tout est prêt, ô Maître des Imprécations. Nous avons enlevé les débris dans le couloir et apporté des balais.
— Emerson ! m’écriai-je, indignée. Comment avez-vous pu ?
— Voyons, Peabody…, commença-t-il.
Les autres se mirent à parler très vite. Je fus ravie de voir que même Ramsès s’animait un peu. Il dit : « Qu’avez-vous vu, Père ? » Lia dit : « Des balais ? Pourquoi des balais ? » et David s’exclama : « Je croyais que le couloir était complètement obstrué ! »
Emerson me lança un regard embarrassé.
— C’est entièrement le fait de Selim, en vérité. Il a découvert qu’en poussant vers la partie inférieure du puits certaines des pierres qui étaient tombées, il pouvait ramper dessus et progresser vers le prolongement du couloir d’entrée. Je lui ai demandé de regarder plus attentivement une section du couloir à l’extérieur de la chambre funéraire. J’avais simplement remarqué… euh… par hasard que le sol à cet endroit était inégal. La surface était recouverte de poussière et de gravats, et il faisait trop sombre pour voir distinctement, et je… euh, humpf !
— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? demandai-je vivement.
— Parce que vous seriez accourue pour voir par vous-même, répliqua Emerson. Et vous auriez été écrasée par des pierres, ou enterrée vivante. Je voulais que le puits soit entièrement dégagé avant que nous poursuivions, et ensuite… eh bien, vous savez ce qui s’est passé. Néanmoins, je ne suis pas certain d’avoir trouvé le bon endroit.
— Alors, vérifions si c’est le cas ! m’écriai-je en me dirigeant vers les marches de l’entrée.
Emerson insista pour me précéder, bien sûr. Selim ne s’était pas contenté d’enlever quelques pierres.
La voie était dégagée, et nous nous avançâmes sans encombre dans le couloir qui prenait fin dans la prétendue chambre funéraire. Dès que nous arrivâmes à l’endroit en question, je vis ce qui avait attiré l’œil exercé d’Emerson. C’était encore plus évident maintenant que l’on avait enlevé les débris de plusieurs millénaires – une section du sol qui était légèrement affaissée et en partie délimitée par un réseau de fissures à la régularité suspecte.
— Donnez-moi ce balai ! m’écriai-je en l’arrachant de la main de Selim.
Mon premier coup de balai enthousiaste souleva un tel nuage de poussière au sol que les autres reculèrent précipitamment, tandis que j’éternuais violemment à plusieurs reprises. Je suivis le conseil blasphématoire de mon époux et modérai mes efforts. Quelques instants plus tard, la vérité de l’hypothèse d’Emerson était confirmée. Une section de la roche avait été découpée et remplacée par des blocs de pierre habilement liés avec du mortier. À l’origine, on ne pouvait pas les distinguer de la roche elle-même, mais l’écoulement du temps avait effrité le mortier en plusieurs endroits.
Ramsès montra l’un des blocs de pierre.
— C’est celui-ci qu’il a soulevé. Il n’a pas pris la peine de remettre le mortier en place. Père, est-ce que je peux… ?
— Faites attention à vos doigts ! grogna Emerson en lui tendant un burin.
Des larmes me vinrent aux yeux devant cette démonstration d’affection paternelle – ou peut-être devrais-je dire des larmes supplémentaires, car l’irritation provoquée par l’air chargé de poussière nous avait fait pleurer comme des personnes assistant à des obsèques.
Bientôt Ramsès avait soulevé la pierre. La superbe patience – je pourrais même dire la divine patience – d’Emerson ne faiblit pas. Dans des circonstances normales, il aurait écarté tout le monde, y compris moi, pour être le premier à contempler une pareille découverte. Cette fois-là, il tendit la torche électrique à Ramsès et se tint en retrait.
Allongé à plat ventre, Ramsès braqua la torche vers le bas.
— Alors ? m’écriai-je.
Ramsès leva les yeux vers moi. La poussière et la transpiration avaient formé un masque poisseux sur son visage. Le masque se craquela légèrement autour de sa bouche.
— Voyez par vous-même, Mère. Il y a assez de place pour vous mettre à côté de moi.
Il tint la torche fermement tandis que je m’allongeais sur le sol et risquais un coup d’œil dans la cavité. Je ne vis tout d’abord qu’un désordre chaotique de formes, anguleuses et arrondies, rugueuses et lisses. Puis mes yeux et mon esprit stupéfaits firent le tri. Il y avait de la vaisselle d’albâtre et de granit à l’intérieur d’un étrange cadre en bois et en paille tressée qui s’effritait – un lit ou un divan, renversé et incliné d’un côté. En dessous, il y avait une autre surface en bois – un cercueil, me sembla-t-il, mais je ne pouvais en être sûre. Tout autour, d’autres objets étaient éparpillés.
En silence, abasourdie par ce que j’avais contemplé, je laissai mon noble époux me relever et prendre ma place. Chacun eut son tour, y compris Selim. Puis Emerson parla. Sa voix était rauque du fait de l’émotion, ou peut-être était-ce à cause de la poussière, mais il parla du ton mesuré d’un conférencier.
— Vous avez observé qu’il n’y a pas de petits objets transportables à portée de bras. Il disposait de peu de temps et il n’a pas osé déplacer plus d’une pierre. Il a pris ce qu’il pouvait saisir, dont les pieds de la couche funéraire, et avait l’intention de terminer sa besogne cette saison.
Il évitait de prononcer le nom de Geoffrey. Nous avions tous pris cette habitude.
— Il s’est contenté de saisir et d’arracher, n’est-ce pas ? demanda Lia. Il a fait un sacré gâchis.
— Ce n’était pas particulièrement bien rangé, de toute façon, déclara Ramsès. À l’évidence, il s’agissait d’un ré-enterrement, et assez précipité. Les voleurs qui s’étaient introduits dans la chambre funéraire ont probablement été capturés avant d’avoir terminé leur travail de charognards et le pieux successeur du roi Khaba, si c’est bien son nom, a décidé de dissimuler plus efficacement ce qui restait des objets funéraires. Euh… vous êtes de mon avis, Père ?
— Tout à fait, mon garçon, tout à fait. Et les objets sont restés à l’abri, pendant plus de quatre mille ans, excepté du processus naturel de décomposition. On a utilisé des madriers de cèdre pour couvrir la chambre et soutenir les pierres au-dessus, mais le bois de la couche et du cercueil n’était pas aussi résistant. Il tombera en poussière au moindre contact, ainsi que les autres objets en bois qui se trouvent peut-être en bas.
Lia se mit à tousser. David passa son bras autour de ses épaules.
— Nous allons sortir, professeur, si cela ne vous fait rien.
— Nous sortons tous, répondit Emerson. Venez, Peabody.
Quand nous regagnâmes la lumière du jour, j’eus le sentiment d’avoir franchi non seulement plusieurs centaines de mètres dans l’espace, mais aussi quarante-cinq siècles dans le temps. Notre découverte était exceptionnelle. On n’avait jamais trouvé une autre sépulture royale de cette lointaine période. Celle-ci, bien qu’incomplète sans aucun doute, allait résoudre la question du propriétaire de la pyramide, permettrait de mieux connaître les critères artistiques et sociaux de cette période – et ajouterait un nouveau lustre au nom du plus grand égyptologue de ce siècle et de n’importe quel autre siècle.
Nous fîmes un brin de toilette. Selim, toujours efficace, avait apporté des jarres d’eau. Emerson rassembla nos hommes. Avant même qu’il fasse son annonce, je savais ce qu’il dirait.
— Selim, je vous confie le soin de remettre la pierre en place et de la dissimuler. Je sais que je peux me fier à vous pour faire ce travail aussi bien que votre père l’aurait fait, et que je peux compter sur vous tous pour ne parler à personne de ce que nous avons trouvé aujourd’hui.
Le visage de Selim révéla la fierté qu’il éprouvait de se voir accorder une telle confiance, mais il se contenta de dire :
— Oui, Maître des Imprécations. Vos désirs sont des ordres. Mais ce sera difficile d’attendre.
— Ce sera difficile pour nous tous, répondit Ramsès en regardant son père, lequel mâchonnait violemment le tuyau de sa pipe. (Il s’exprimait en arabe, comme Emerson l’avait fait.) Il y a au moins une saison de travail ici, Selim, s’il est effectué comme le Maître des Imprécations l’exige. Nous disposons de moins d’une semaine.
— Je comprends. Nous garderons le secret et la sépulture sera ici, à l’abri et intacte, quand vous reviendrez.
Ainsi tout était réglé. Je savais que je pouvais compter sur Selim et Fatima pour fermer la maison et mettre nos meubles dans un entrepôt. Je ne pensais pas que nous reviendrions jamais à la villa. Elle contenait trop de souvenirs pénibles.
La question du sort de Sennia n’avait pas occupé mon esprit bien longtemps. Elle viendrait avec nous, non seulement parce que j’avais trop peur d’affronter le débordement de fureur qui s’ensuivrait si je tentais de lui enlever Ramsès, mais aussi parce que Ramsès avait le sentiment qu’elle ne serait pas vraiment en sécurité en Égypte, même si on la confiait aux soins dévoués de Daoud et de Kadija. Je ne pensais pas que Kalaan oserait lui faire du mal – il se cachait toujours quelque part, et il n’aurait jamais pris le risque de s’attirer le courroux d’Emerson –, mais je ne tentai pas de dissuader Ramsès. Sennia était la seule personne capable de le faire rire.
Quelques jours avant notre départ pour Port-Saïd, nous nous réunîmes pour la dernière fois dans la cour. Cyrus et Katherine étaient venus nous dire au revoir. Emerson et David fumaient leur pipe. Ramsès, assis sur la margelle de la fontaine, contemplait l’eau.
— Vous êtes certain que vous ne voulez pas que je m’attaque à la pyramide ? demanda Cyrus sans grand espoir.
— Bah ! répondit Emerson aimablement.
— Je ne le pensais pas. Oh, très bien. Apparemment, Maspero va peut-être me donner une partie d’Abousir l’année prochaine. Ainsi, si vous revenez à Zawaiet, nous serons voisins de nouveau.
— Nous allons porter un toast à cela ! déclarai-je, et Emerson fit passer les whiskys.
Pourquoi Ramsès avait-il différé cette annonce jusqu’à ce soir, je ne saurais le dire. Il pouvait difficilement la différer plus longtemps.
— Je ne rentre pas en Angleterre avec vous.
— Qu’avez-vous dit ? demandai-je vivement.
J’observai qu’Emerson regardait fixement une plante en pot. À l’évidence, cette nouvelle n’en était pas une pour lui.
— Je vais travailler avec Mr Reisner pendant un mois encore ou un peu plus. Il est à court de personnel, avec la perte de deux membres de son équipe.
— Absurde ! m’exclamai-je. Nous ne lui devons absolument rien. Je vous interdis formellement de…
— Ce sera une très bonne expérience, affirma Emerson en me lançant un regard significatif.
Nous en parlâmes plus tard quand nous fûmes seuls, et je fus contrainte de reconnaître que j’étais incapable de faire revenir Ramsès sur sa décision. Je n’en avais jamais été capable. Sennia resterait avec lui sur l’Amelia, entourée, je n’en doutais pas, de toutes les femmes de la famille, et elle rentrerait en Angleterre avec lui et Basima au début du mois d’avril. D’ici là… Qui sait ce qui pouvait se passer d’ici là ? Pour une fois, même moi, je ne connaissais pas la réponse.
Manuscrit H
Ramsès n’avait pas informé David de sa décision. Il s’était attendu à une discussion animée, mais il ne s’était pas attendu à avoir le dessous.
— Vous ne pouvez pas m’empêcher de rester, déclara David avec un calme exaspérant et une logique encore plus exaspérante. Quel dommage que vous ne soyez pas Ramsès le Grand ! Vous m’auriez fait enchaîner et conduire sur le navire par vos gardes royaux.
Ils étaient allés dans la chambre de Ramsès après le dîner, en principe pour faire leurs bagages. Des vêtements étaient éparpillés partout, et tous deux, assis par terre, se lançaient des regards furieux.
— Le mariage n'a pas amélioré vos bonnes manières, dit Ramsès grossièrement. Ni votre sens de l’humour. Que dira Lia sur ce point ?
— Elle reste également, bien sûr. Elle a convenu qu’on ne devait pas vous laisser seul.
— Oh, pour l’amour du ciel ! Je suis parfaitement capable de… (Le regard amusé, affectueux et interrogateur de David le fit s’interrompre sur un rire dénué d’enthousiasme.) J’en suis incapable, c’est cela ? Inutile de me rappeler le nombre de fois où vous m’avez tiré d’une situation difficile. Mais, pour le moment, personne n’a l’intention de m’assassiner, David.
— Vous en êtes sûr ?
Après un court silence, Ramsès demanda :
— Que savez-vous au juste ? Et comment l’avez-vous su ?
— Au sujet de votre cousin ? Il ne fallait pas être très intelligent pour comprendre que c’est lui qui a fait apparaître Sennia et sa mère à un moment particulièrement stratégique. Il voulait vous humilier et vous blesser, et il a réussi, non ?
— Au-delà de ses rêves les plus insensés.
— Vous feriez aussi bien de me raconter le reste. Vous ne pouvez pas savoir, ajouta David, à quel point je prends plaisir à vous demander cela au lieu d’écouter tante Amelia me le dire.
— Si vous l’avez compris, vous aussi, alors je n’ai pas rêvé. Je commençais à me demander si je ne devenais pas fou. David, je ne saurais vous dire combien… Mais je n’ai pas besoin de vous expliquer, n’est-ce pas ?
— Non. Vous êtes bien trop anglais, répondit David en souriant.
Ramsès demeura silencieux un moment et s’efforça de mettre de l’ordre dans ses idées. Il y avait une certaine ironie dans le fait que ses conclusions reposaient presque entièrement sur ce que sa mère aurait appelé de l’intuition. Dans le cas présent, c’était la connaissance du caractère d’un homme, la façon dont son esprit fonctionnait. Cela laissait une trace en ce monde. Dans le cas de Percy, la trace était celle d’un colimaçon, visqueuse et couverte de bave.
— J’ignore comment Percy a appris l’existence de Sennia, mais il a certainement fréquenté de nouveau les bordels dès qu’il est revenu au Caire. C’est son habitat naturel. Voir Sennia l’a probablement beaucoup amusé – le portrait miniature de Mère, grandissant dans les quartiers misérables du Caire et promise à la même vie que Rashida…
Un murmure de dégoût inarticulé de la part de David l’interrompit. Ses lèvres se crispèrent.
— Il hait Mère presque autant qu’il me hait. C’est elle qui a percé à jour ses machinations d’enfant, voilà bien des années, et lui a dit clairement ce qu’elle pensait de lui. Percy a arrangé cette rencontre dans le souk, j’en ai la certitude. Ce qui s’est passé ensuite a été entièrement ma faute. J’aurais dû aller trouver immédiatement Mère et Père. Mais j’ai pensé qu’il était préférable de…
— J’aurais fait la même chose.
— Non, pas du tout. Vous n’êtes pas aussi têtu et habitué à en faire à votre tête. En l’occurrence, j’ai fourni à Percy des armes contre moi. À ce moment, bien sûr, j’ignorais qu’il savait pour Sennia, et je n’avais aucune raison de prévoir ce qu’il ferait. C’est uniquement après coup que j’ai pu tirer ces conclusions. Personne d’autre ne sait, David. Même Mère ne se doute de rien, et je ne vois aucune raison de le lui dire. Elle ne se laisserait pas duper par lui de nouveau. Elle le méprise bien trop pour cela.
David acquiesça d’un air grave.
— Quel rôle Kalaan a-t-il joué dans cette affaire ?
— Il possède ces filles comme un bouvier son bétail. Si Rashida ne lui a rien dit, une autre fille le lui a appris – l’Inglizi qui venait bien plus souvent que d’habitude. Kalaan a probablement pensé qu’il pouvait en tirer profit. Mais s’il a tenté de faire chanter Percy, il a été cruellement déçu. Ils appartenaient à la même engeance, le proxénète cairote et le gentleman raffiné, et ils se sont associés. Rashida n’aurait jamais eu le courage d’approcher Mère et Père de sa propre initiative. Percy avait besoin de Kalaan pour cela, et Kalaan, bien sûr, s’est dit qu’il pourrait nous soutirer de l’argent.
— C’était un mauvais calcul de sa part.
— Et peut-être de la part de Percy. Non pas que cela ait la moindre importance pour lui. Il se moquait de ce qui arriverait à Sennia. Son but était de me couvrir de honte devant Mère et Père, et devant Nefret. Il savait ce qu’elle pensait des hommes qui profitent des femmes comme Rashida. Le matin où nous l’avons rencontré à el-Was’a, elle… Vous êtes au courant de cela, n’est-ce pas ? Nefret l’a certainement relaté dans une lettre à Lia.
David acquiesça. Cependant, il évita de regarder son ami, et Ramsès demanda :
— Qu’avait-elle dit d’autre à Lia ?
— Eh bien… euh… beaucoup de choses. Continuez, Ramsès, je vous arrêterai si vous… euh… abordez des faits qui me sont déjà connus.
— Nefret avait-elle dit à Lia que Percy la poursuivait de ses assiduités ? Oui, bien sûr, elle l’a fait. Elle ne l’a jamais reconnu devant moi – elle croit toujours qu’elle peut tout régler seule –, mais il y a certainement eu plusieurs rencontres.
— Elle ne vous en a peut-être pas parlé parce qu’elle appréhendait votre réaction, murmura David.
— C’est possible. En tout cas, ce qui a déclenché la crise, c’est le jour où je suis rentré à la maison et ai trouvé Percy avec Nefret.
Il observait David attentivement. Il connaissait trop bien son ami pour ne pas voir les signes d’une grande gêne.
— Arrêtez-moi si cet incident vous est déjà connu, dit-il doucement.
David secoua la tête. Il avait l’air si malheureux que Ramsès eut pitié de lui. Être écartelé entre deux exigences de loyauté contraires était sacrément désagréable, et Lia avait sans doute fait jurer le silence à David. Mais à propos de quoi ? À l’évidence, Nefret n’aurait pas avoué, même à sa meilleure amie, qu’elle s’était donnée à un homme qu’elle n’aimait pas. À l’évidence, Lia n’aurait pas répété cette douloureuse confidence, même à son mari…
De toute façon, lui n’avait pas le droit d’en parler. Ramsès choisit ses mots avec soin et poursuivit :
— Bon, ils étaient là, vous comprenez. Quand je suis entré, il l’avait empoignée et essayait de l’embrasser. Cela m’aurait irrité quelque peu de voir quiconque violenter n’importe quelle jeune fille, mais sachant ce que je savais des habitudes de Percy, j’ai complètement perdu la tête. Je l’ai frappé et il a été projeté à travers la pièce. Ensuite Nefret m’a saisi et s’est agrippée à moi. C’était la seule manière dont elle pouvait m’empêcher de tuer ce salopard, mais il n’a pas compris. Il a pensé qu’elle et moi étions…
David attendit qu’il continue. Puis il dit :
— Cela semblait une déduction logique, non ?
— Pour Percy, oui. Il ignore ce qu’est l’amitié ou l’affection désintéressée. Vous pouvez imaginer l’effet de cette scène touchante sur un homme aussi vaniteux et égocentrique. Fou de rage, il est probablement retourné voir Kalaan et il a mis au point la rencontre pour le jour suivant. C’est dommage que vous ayez manqué cela. Notre famille est douée pour le mélodrame, et toutes les personnes concernées ont fait une prestation de premier ordre.
David ne se laissa pas abuser par le ton moqueur.
— Racontez-moi, si cela n’est pas trop pénible pour vous.
— Mère ne vous a pas fait un compte rendu au mot près ? (Il fut incapable de continuer sur ce ton désinvolte. Il prit une cigarette et eut honte de voir que sa main tremblait.) David, elle a été merveilleuse. Ainsi que Père. Ils m’ont cru. Comment ont-ils pu me croire, je l’ignore ! J’ai sûrement eu l’air bigrement coupable lorsque j’ai aperçu Sennia, et quand Kalaan a annoncé d’une voix mielleuse qu’elle était ma fille. La ressemblance était assez forte pour emporter la conviction. Ensuite l’enfant a couru vers moi, elle tendait les bras et m’appelait Père, et je… (Il jeta au loin la cigarette non allumée et se cacha le visage dans les mains.) Je sais ce que ce pauvre saint Pierre a dû ressentir après son reniement, dit-il d’une voix étouffée.
David posa une main réconfortante sur son épaule.
— Vous avez nié qu’elle était votre enfant ? C’était la vérité.
— Oui, mais elle avait confiance en moi, vous comprenez, et je… Au moins, je ne l’ai reniée qu’une fois. (Il se passa la main sur les yeux et s’efforça de sourire.) Un jour, je serai peut-être capable de me pardonner ce que j’ai fait. Nefret ne me pardonnera jamais. C’est la dénégation, presque autant que l’accusation, qui l’a amenée à me mépriser.
— Mais, mon frère…
— Laissez-moi terminer, je vous en prie. J’ai été contraint de reconnaître Sennia pour l’éloigner de Kalaan. Seul un proche de sexe masculin pouvait le faire. Même à ce moment, Mère et Père n’ont jamais douté de moi.
— Mais Nefret, elle, a douté de vous. Et vous ne lui pardonnerez jamais cela ?
Ramsès ne répondit pas. Au bout d’un moment, David reprit :
— Si elle a commis une erreur, elle l’a payée très cher. Il y a peut-être une raison expliquant pourquoi cela a été plus dur pour elle que pour vos parents.
— Je ne la connais pas. Nefret me disait toujours que je ne comprenais pas les femmes. Il n’est pas question de pardon. Comment pourrais-je lui reprocher quoi que ce soit alors qu’elle est si malheureuse ? Je le lui dirais si elle me laissait lui parler. Je ne la blâme pas de refuser de me voir. D’une certaine façon, je suis responsable de la mort de Geoffrey, et elle l’aimait.
— Je n’en crois rien. Elle lui portait beaucoup d’affection, il lui faisait pitié, elle était furieuse contre vous. Et Percy…
— Non, vous allez trop loin. (Ramsès secoua la tête violemment.) Si Percy ne pouvait pas avoir Nefret pour lui, il aurait pu se contenter de la satisfaction moindre de l’éloigner de moi, mais il lui était impossible de savoir que Geoffrey avait une chance avec elle. Aucun de nous ne le savait.
— Et pour la mort de Rashida ?
— Vous vous êtes posé la question, vous aussi ? (Ramsès se leva et commença à faire les cent pas.) Je n’arrête pas de penser que j’ai sondé les profondeurs du marécage qu’est l’esprit de Percy – on croirait entendre Mère, n’est-ce pas ? – et que je me suis trompé chaque fois. Je n’avais même pas réalisé qu’il me haïssait à ce point, ni qu’il se donnerait tant de mal pour me nuire. L’affaire avec Sennia lui avait demandé des semaines de préparation. Il avait certainement commencé à l’échafauder longtemps avant que je le trouve avec Nefret cet après-midi-là. Qu’est-ce qui lui a mis cette idée dans la tête ? S’est-il produit quelque chose qui a tout déclenché – quelque chose que j’ignore ?
— Ramsès. Mon frère…
David s’était levé et tendait la main, son visage déformé par l’émotion.
— Tout va bien, dit Ramsès en hâte. Inutile de vous affliger vous-même. C’était une question pour la forme. Vous ne pouvez pas comprendre les motivations de Percy, pas plus que je ne le puis. (Il alla jusqu’à la fenêtre et regarda au-dehors.) La vérité, c’est que j’ai peur de lui, David. Il a un esprit si tortueux et immonde qu’il m’est impossible de prévoir ce qu’il pourrait faire. Cependant, je ne prends aucun risque avec Sennia. Kalaan n’oserait pas faire du mal à quelqu’un qui est sous la protection de Père, mais Percy…
Son père. À présent ce mot avait pour lui une nouvelle acuité, poignante, et ce n’était pas uniquement en raison de la petite fille qui lui avait donné l’amour dont son père naturel ne voulait pas ou qu’il ne méritait pas. L’annonce brutale faite par sa mère sur l’état de Nefret lui avait littéralement coupé les jambes. Une bénédiction déguisée, avait-elle appelé cela… Je suppose que je ne saurai jamais avec certitude, pensa Ramsès. Peut-être est-ce mieux ainsi.
Mais il fut content que David ne voie pas son visage.
***
J’importune rarement le Très-Haut en lui adressant des requêtes, car je suis sûre que d’autres ont infiniment plus besoin d’une assistance surnaturelle que moi. Pourtant, je priai cette nuit-là, tandis que j’étais couchée et éveillée près de la forme endormie de mon mari. Sa présence me consolait comme elle le fait toujours, mais mon cœur endolori demandait un plus grand réconfort – l’espoir que l’avenir serait plus lumineux que le triste présent.
Il n’y eut pas de réponse à ma prière silencieuse. Mais je m’endormis bientôt, et je rêvai.
— Eh bien, Abdullah, dis-je. Vous m’aviez mise en garde contre des tempêtes à venir. Si j’avais su qu’elles seraient à ce point violentes, je n’aurais peut-être pas été capable de les affronter. J’ignore si je suis capable de les affronter maintenant.
Le soleil levant illuminait son beau visage au profil d’aigle et les solides dents blanches qui luisaient au sein de la noirceur de sa barbe.
— Vous souvenez-vous du Serpent, Sitt Hakim ? Celui qui avait enlevé Emerson et le retenait prisonnier, afin que nous ne sachions pas s’il était vivant ou mort ?
— Je m’en souviens. Comme je me rappelle que c’est vous qui l’avez délivré, Abdullah.
— Vous n’avez pas perdu courage en ces instants.
— Oh, détrompez-vous !
Je me souvins de cette nuit où je ne pouvais m’arrêter de sangloter, prostrée sur le sol, une serviette de toilette pressée sur mon visage afin que personne ne m’entende.
— Ensuite vous êtes allée vers la fenêtre, et après une longue nuit passée à pleurer, vous avez vu l’aube.
— Ainsi vous savez également cela ? Vraiment, Abdullah, je ne suis pas sûre d’apprécier votre omniscience. Y a-t-il des choses à mon sujet que vous ignorez ?
— Très peu.
Ses yeux noirs brillèrent de rire.
— Hmmm ! Que puis-je faire pour leur venir en aide ?
Abdullah secoua la tête.
— Comment une femme peut-elle être aussi avisée et néanmoins aussi aveugle ? Peut-être est-ce bien que vous ne sachiez pas tout. Vous essaieriez de les aider, et vous commettriez une erreur, Sitt. Vous n’êtes pas toujours très prudente.
C’était un tel réconfort d’entendre encore une fois le ton moqueur de ses reproches et de voir la lueur de malice dans ses yeux. Il prit ma main dans la sienne. Elle était aussi chaude et vigoureuse que celle d’un homme vivant.
— Le pire de la tempête est encore à venir, Sitt. Vous aurez besoin de toutes vos forces pour survivre, mais le courage ne vous fera pas défaut, et, à la fin, les nuages seront chassés et le faucon, prenant son essor, franchira le portail de l’aube.
FIN